Retour à la liste des blogs

Tribune, Point de vue /

Halte au feedback !

Introduction

 

Développer une culture du feedback est devenu un nouveau mantra dans les entreprises, et les arguments donnés sont si séduisants qu’il est devenu impossible de remettre en cause l’intérêt du feedback. Il faudrait ainsi qu’on puisse tous se donner du feedback, régulièrement, en toute franchise, à 360°, et ce afin de progresser et d’être plus performant.

 

Sur le papier, la logique est implacable. La rhétorique est bien huilée. Voici ce qu’elle dit en substance : comment espérer apprendre et se développer si on n’est pas ouvert au regard que les autres portent sur notre travail, notre comportement, nos manières de faire ou de penser ? N’étant pas capables d’avoir une opinion objective de nous-même, nous devons faire confiance en la capacité de jugement des autres pour nous guider vers la vérité.

Le problème, c’est que les postulats sur lesquels repose la rhétorique du feedback sont faux, expliquant de fait les difficultés auxquelles font face les entreprises à l’heure d’instaurer une culture du feedback.

 

 

À la lumière de nos nouvelles connaissances en psychologie et neurosciences, essayons de réconcilier la vision idéaliste que nous avons du feedback avec la réalité du terrain. Identifions ensemble les dangers associés à certaines pratiques, et définissons un cadre propice à la mise en place d’une culture du feedback permettant réellement aux individus de progresser et de s’accomplir. 

 

Remarque préliminaire : tout au long de cet article, je ferai référence au feedback en tant que commentaire d’un individu à un autre, pointant du doigt une action ou un comportement à améliorer, dans l’optique de faire progresser la personne. La plupart du temps, ce type de feedback est qualifié de “constructif” ou de “correctif”. La plupart du temps, il peut être sujet à débat.

A noter : je m’intéresse au type de feedback exprimé dans un contexte incertain, et non pas au type de feedback lié à des actions déjà très documentées, souvent répétives, et qui, si elles ne sont pas respectées à la lettre, constituent une faute appelant à une sanction plutôt qu’à un feedback. Exemple : un pilote de ligne omettant d’effectuer certaines vérifications techniques préliminaires.

 

  • A. Les postulats autour du feedback sont faux

  •  

Le feedback est aujourd’hui considéré comme un enjeu stratégique par les entreprises, qui y voient un levier de développement des collaborateurs, et donc de performance. Un sentiment d’urgence se crée, renforcé par l’idée que nous ne sommes pas bons pour donner du feedback, ni d’ailleurs pour en recevoir. 

C’est ainsi que les entreprises ont décrété l’ère du feedback 360°. Dans l’urgence elles installent de nouveaux outils, forment les managers, appliquent les nouvelles méthodes de management, très largement inspirées par les pratiques des sociétés américaines, au premier rang desquelles on retrouve les usual suspects habituels : Google, Amazon, Netflix,...

Feedback is a gift” brandissent-elles. Si c’est le cas, alors le cadeau est sacrément empoisonné.

En effet, au moins 2 des postulats qui sous-tendent les pratiques actuelles de feedback sont faux :

Postulat 1 : nous sommes une source de vérité pour les autres

Postulat 2 : le feedback est une source de progrès

Et ce n’est pas moi qui le dis, mais un chercheur et conférencier américain, Marcus Buckingham, dans son excellent article publié dans la Harvard Business Review et intitulé The Feedback Fallacy.

Voyons pourquoi ces postulats sont faux, et en quoi notre vision du feedback est tout simplement erronée. 

Feedback is a gift. Un cadeau sacrément empoisonné alors...

1/ Nous ne sommes pas une source de vérité pour les autres

 

Le premier postulat permettant de légitimer le feedback peut se résumer ainsi : comme nous ne sommes pas capables de nous auto-évaluer (car par définition nous avons une vision subjective de nous-même), nous avons besoin des autres pour nous évaluer de manière plus objective. En d’autres termes, nous avons tou·te·s un angle mort et les autres nous permettent de combler cette faille, afin d’accéder à la vérité. 

La raison pour laquelle ce postulat est faux repose tout simplement dans l’énoncé du postulat lui-même : si nous ne sommes pas objectifs pour nous auto-évaluer, pourquoi le serions-nous pour évaluer les autres ? 

En se disant objectif, le feedback reçu crée une forme de dissonance cognitive. C’est à dire un écart entre la perception (subjective) que nous avons de nous-même et la perception (prétendument objective) que notre entourage a de nous. Et c’est ce qui rend le feedback si difficile à recevoir : nous devons tenter de réconcilier l’image que nous nous faisons de nous-même avec l’image que nous renvoie l’autre, teintée de ses propres valeurs, histoire et sensations.

 

Le feedback crée une dissonance cognitive.

Or comment réagit notre cerveau face à cette dissonance cognitive ? Il redevient grégaire. Le feedback reçu est interprété comme un danger, le cerveau passe en mode automatique et se met en position de combat ou de fuite. La communication est rompue, et tous les bénéfices supposés du feedback sont anéantis.

Si le feedback n’est pas une source de vérité, il n’en est pas moins une source de progrès. “Tout feedback est bon à prendre” argueront certains. Explorons plus en détails le bien fondé de cet argument.

 

2/ Le feedback n’est pas une source de progrès

 

Le 2ème argument soulevé par les inconditionnels du feedback peut être résumé de la sorte : quel que soit le feedback donné, il peut être une source de progrès, d’apprentissage. C’est l’argument de l’angle mort que l’on vient combler, de l’opportunité de voir les choses différemment, qui est ici souligné.

Encore une fois, ce postulat est erroné.

Cet argument ne résiste tout d’abord pas au dernières avancées en neurosciences.

Nous avons déjà donné une première explication en évoquant le fonctionnement de notre cerveau. Le feedback, en créant une forme de dissonance cognitive, va venir oblitérer le fonctionnement de notre cerveau adaptatif, situé au niveau du cortex pré-frontal, siège de l'intelligence adaptative, créative et sociale.

D’autre part, nous savons aujourd’hui que l’on apprend d’autant plus vite et mieux que l’on a des neurones et connections synaptiques préexistantes. Autrement dit, l’apprentissage est le processus visant à renforcer les connaissances et compétences préexistantes, plutôt qu’à en créer des nouvelles. 

C’est ce qu’affirme Joseph LeDoux, professeur de neurosciences à la New York University : “apprendre, c’est rajouter des bourgeons à une même branche plutôt que rajouter des branches à un arbre”.

Quel rapport cela a avec notre sujet ? 

Cela signifie tout simplement que c’est à chaque individu de renforcer sa branche de connaissances / compétences en fonction de ses forces, autrement dit des neurones et connections synaptiques qu’il a déjà développés, plutôt que de laisser les autres dicter la manière dont il doit progresser.

 

Apprendre, c’est rajouter des bourgeons à une même branche plutôt que rajouter des branches à un arbre.

Par essence, le feedback va pointer du doigt les faiblesses / axes de progression de la personne, autrement dit la branche que l’on n’a pas développée. Or la nature, que ce soit au niveau du cerveau ou des plantes, nous montre qu’il est beaucoup plus efficient de développer les branches déjà existantes, quitte à en couper certaines, plutôt que d’essayer de cultiver tous les plants et tous les bourgeons en même temps. Un conseil à prendre en compte à l’heure de cultiver son jardin, que ce soit au sens propre ou figuré.

 

  • B. Associer feedback et évaluation est dangereux

 

Les pratiques qu’ont les entreprises en matière de feedback ne seraient pas problématiques si ces dernières prenaient le feedback tel qu’il est : un avis subjectif qui en dit aussi long sur la personne qui l’énonce que sur celle qui le reçoit.

Or, nous voyons de plus en plus fleurir des outils de feedback 360° et autres évaluations 360°, qui ont pour vocation d’être prises en compte par le manager dans le cadre des entretiens annuels. Ces pratiques reviennent à soutenir les 2 postulats que nous venons de dénoncer. En effet, les arguments les plus souvent utilisés pour légitimer ces outils et pratiques sont les suivants : les feedback reçus viennent objectiver le point de vue du manager, et aident le collaborateur à progresser. Le raisonnement est le suivant : l’agrégation des feedbacks des collaborateurs va apporter une vision davantage fidèle à la réalité. En d’autres termes, la moyenne des évaluations donnera un résultat plus juste. 

Or, ce raisonnement est tout simplement faux. Faire une moyenne d’évaluations systématiquement biaisées ne donne pas un résultat juste : cela donne un résultat systématiquement faux. 

Prenons le cas d’un daltonien à qui on demanderait de déterminer la couleur d’une rose. Prendriez-vous son jugement pour acquis ? 

Maintenant prenons le cas de plusieurs daltoniens soumis au même exercice. 

Feriez-vous la moyenne de leurs évaluations pour déterminer la couleur de la rose ? Mélangeriez-vous les couleurs perçues par les daltoniens pour en déduire la couleur de la fleur ?

 

Faire une moyenne d’évaluations systématiquement biaisées donne un résultat systématiquement faux.

Sans vraiment en avoir conscience, c’est exactement ce que font les entreprises qui intègrent les feedbacks et évaluations 360° dans les entretiens annuels. Elles font la moyenne d’évaluations fausses, ce qui donne un résultat encore plus faux.

En effet, la recherche montre qu’en matière d’évaluation des compétences abstraites, telles que “la capacité à raisonner”, “la créativité” ou “la communication”, nous somment tous daltoniens. Notre évaluation est colorée par notre personnalité, notre histoire, nos convictions, notre corpus de valeur.... 

Autre danger provenant de l’association entre feedback et évaluation : la création d’un sentiment chez les salariés d’être constamment évalué. Ce qui est d’autant plus vrai lorsque les outils permettent au manager de recevoir une copie du feedback donné par un collègue (une pratique plus fréquente qu’on ne le pense). Dès lors, tout feedback reçu soulèvera nécessairement la question suivante : est-ce que cela aura une incidence sur mon évaluation annuelle ? Une angoisse partagée par de nombreux salariés, qui ne manqueront pas de redouter de recevoir du feedback...

Faut-il pour autant jeter le bébé avec l’eau du bain ? Non. Il existe une forme de feedback qui est systématiquement vertueuse, et pourtant si peu pratiquée...

 

  • C. Les véritables leviers de progression sont intrinsèques, et non pas extrinsèques

 

Ce que nous disent les neurosciences, c’est que la seule forme de feedback qui nous aide à progresser est le feedback positif. En effet, le feedback positif nous permet de voir quelles sont nos forces, et comment faire encore mieux. Il ne s’agit pas uniquement de dire ce qui est bien, mais pourquoi c’est bien. Savoir pourquoi on a réussi à captiver notre auditoire nous permet de renforcer notre compétence en prise en parole en public et nos réseaux synaptiques associés à cette force. En effet, les leviers de progression sont en nous et non en dehors de nous. Comme je le plaidais dans ma dernière tribune : il faut se focaliser sur ses forces plutôt que d’essayer de corriger ses faiblesses.

Ainsi, le travail de tout bon coach n’est pas de pointer les défauts, mais au contraire de mettre le doigt sur les forces de chacun. Prenez Tom Landry, coach de l’équipe de football américain Dallas Cowboy. Ce dernier s’est rendu célèbre en prenant l’habitude à la fin de chaque match de montrer le replay des meilleures actions de l’équipe, et de ne jamais montrer les loupés. Pourquoi ? Car il y a une infinité de façons de mal faire les choses tandis qu’il y a un nombre fini et limité de manières de bien faire les choses.

Il est beaucoup, beaucoup plus efficace de se concentrer sur les quelques manières de réussir, plutôt que sur l’infinité de façons d’échouer. Les coachs de dirigeants l’ont bien compris, et ils s’attachent à révéler le potentiel inexploité des managers et leaders, en misant sur les branches les plus vigoureuses. Les parents l’ont bien compris aussi : quel parent s’offusquerait auprès de son enfant s'il ne marchait pas droit à 14 mois ? Est-ce un hasard si la période durant laquelle un enfant apprend le plus vite coïncide avec celle durant laquelle il reçoit le plus de compliments et d’encouragements ? 

 

Il y a une infinité de façons de mal faire les choses. Il y a un nombre limité de façons de bien faire les choses.

C’est en mettant l’accent sur ce qui fonctionne, en se focalisant sur ce qui pourrait être encore renforcé, que l’on apprend. Et non pas l’inverse.

 

Conclusion

 

Google a mené durant 2 ans une grande étude visant à identifier les principaux leviers de performance d’une équipe. Leur questionnement était le suivant : qu’est-ce qui rend les équipes Google performantes

Les résultats se sont révélés être à l’opposé de leur hypothèse initiale. Ce qu’ils ont découvert, c’est que ce n’est pas les compétences dures et leur bon mix dans une équipe qui rendent celle-ci performante, mais plutôt la manière dont les membres de l’équipe interagissent entre eux. Autrement dit, les soft skills impactent davantage la performance d’une équipe que les hard skills

Ainsi, le 1er facteur de performance d’une équipe est la “Psychological safety” - la sécurité psychologique. Peut-on s’exprimer et prendre des risques sans se sentir en insécurité ? Peut-on prendre la parole publiquement pour demander une clarification sans se sentir vulnérable ? Peut-on être soi-même sans se sentir jugé, évalué ? Telles sont les questions posées régulièrement par Google pour vérifier que les collaborateurs se sentent bien en sécurité, et puissent ainsi donner le meilleur d’eux-mêmes.

 

Le 1er facteur de performance d’une équipe est la sécurité psychologique.

Or, il apparaît aujourd’hui que la manière dont les entreprises instaurent (voire décrètent) une culture du feedback a pour effet de diminuer le sentiment de sécurité psychologique des salariés. En particulier lorsque l’entreprise lie feedback et évaluation. Dès lors, les salariés se sentent à tout moment évalués, surveillés, et donc en insécurité. En pointant les faiblesses, on ne fait qu’affaiblir les individus. 

Il existe une manière de sortir de cette impasse, source de mal-être individuel et de contre performance collective : se focaliser sur les points forts, autrement dit sur ce qui nous renforce. Valoriser le feedback positif, plutôt que les “critiques constructives”. Considérer qu’il vaut mieux qu’un salarié soit trop reconnu plutôt que pas assez. Célébrer régulièrement et publiquement les petites victoires du quotidien, plutôt que se focaliser sur les échecs. 

Je sais que toutes les entreprises ne sont pas prêtes à miser sur le positif. Certaines y voient un risque, qui serait que les salariés ainsi valorisés ne soient plus capables de se remettre en question, d’accepter l’évaluation de leur manager lors des entretiens annuels, ou encore qu’ils se reposeraient sur leurs lauriers. Combien de fois ai-je entendu cet argument ? Au risque de paraphraser Derek Bok, ancien président de Harvard, voici comment j’y réponds : vous trouvez que la reconnaissance coûte chère ? Essayez l’ingratitude.

 

Sources

- The Feedback Fallacy, Marcus Buckingham & Ashley Goodall, Harvard Business Review

- What Google Learned From Its Quest to Build the Perfect Team, The New York Times Magazine